Multimillénaire,
le peuple algérien s’est institué et a édifié la nation algérienne sur la
base des valeurs, des apports et des héritages Amazighs, Romains, Arabes et
Musulmans, Andalous, Ottomans, Européens et Algérien. Notre nation est une
réalité millénaire. Elle a bien entendu évoluer et sans aucun doute elle s’est
enrichie au contact du monde, mais elle possède une âme singulière, une
histoire unique et un avenir certain. Aujourd’hui, notre peuple, qui a enfanté Massinissa,
Saint-Augustin, Tarik Ibn Ziyad, l’Emir Abdelkader, Lalla Fatma N’Soumer, Abdelhamid
Ibn Badis et Malek Bennabi, pour ne citer que ceux-là, ne se reconnait plus, sans
oublier ni renier ses origines et son identité, il n’accepte pas sa condition actuelle.
On dit souvent
que l’Algérie est victime d’une crise multidimensionnelle. En vérité ce ne sont
là que les manifestations d’une seule et unique crise ; celle des valeurs.
Depuis, la reddition du Dey Hussein, régent d’Alger, le 5 juillet 1830 et la
violation du traité de capitulation, quelques jours seulement après sa
signature, par l’armée coloniale, l’exercice du pouvoir en Algérie n’est
déterminé que par les rapports de force, brutaux et subtiles, ainsi que les
leviers de contraintes détenus tour à tour par le régime colonial de l’Algérie
française et le régime autoritaire de l’Algérie algérienne. Alors,
qu’auparavant les valeurs puisées dans l’Islam, le pouvoir des « Raïs »
et des tribus, et l’influence ottomane constituaient d’autres variables
déterminant l’exercice du pouvoir.
Plus d’un
demi-siècle après son indépendance, l’Algérie n’arrive toujours pas à tourner
la page de la colonisation. Si la guerre de libération, au million cinq-cents
mille martyrs, a mis fin à 132 ans d’occupation, elle n’a pas permis à notre
peuple, pour autant, de regagner sa souveraineté confisquée. Le pays est
toujours gouverné par le même système de valeurs, à sa tête une classe
dirigeante sénile, dont les têtes ont changé par moments, les règles de
gouvernance informelles et les pratiques autoritaires, par contre, n’ont jamais
changé.
Si la société
algérienne a de tous temps été bouillonnante, et le demeure encore (avec ses
dizaines de milliers de manifestations chaque année et sa contestation très
virulente dans la rue et sur les réseaux sociaux), le régime jouit, lui, d’une
incroyable stabilité, malgré les luttes de pouvoir qui le caractérisent. Ni les
« printemps » arabes, ni le terrorisme, ni les guerres aux frontières
n’ont eu raison de lui. La seule exception à son contrôle autoritaire du pays
fut la « parenthèse démocratique » 1988-1992. Le régime a dû faire
cette concession en substitution à l’infime partie de la rente des hydrocarbures
qu’il accorde traditionnellement au peuple, sous forme de subventions, de
salaires et de services universels, au titre du pacte politique qu’il lui a
imposé. Au-delà de la légitimité révolutionnaire, réelle ou supposée, dont le
pouvoir joue et surjoue, il perpétue son système de valeurs au moyen de la
rente.
La rente au
cœur de l’économie algérienne
Les terres
fertiles de l’Algérie ont été convoitées depuis l’Antiquité, à tel point qu’elles
ont constituées les greniers de l’Empire Romain et de la France. Ainsi,
l’économie de l’Algérie française reposait sur la rente agricole, inégalement répartie
entre européens et musulmans. Ce modèle économique reposait sur l’appropriation/expropriation
des terres arables par une minorité d’européens qui, devenus propriétaires
terriens de vastes domaines agricoles, utilisaient une main d’œuvre musulmane
abondante et bon marché pour le dur labeur du sol. Une partie de la production
agricole était consommée ou transformée localement et l’autre exportée en
métropole. D’autres activités économiques étaient connues mais leur existence
même dérivait de la rente agricole ou de ses revenues. La découverte puis
l’exploitation des hydrocarbures à la fin des années 1950, en pleine guerre de libération,
dans la région saharienne des oasis, à enraciner l’économie algérienne dans la
rente, qui a évolué en cette occasion, de l’agriculture vers le pétrole et le
gaz naturel. Néanmoins, le paradigme économique rentier est demeuré intacte, à
ce jour.
Les négociations
d’Evian entre le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) et
le gouvernement français ont longtemps buté sur la question de l’intégrité et
de l’indivisibilité du territoire algérien. Le GPRA a obtenu gain de
cause, moyennant certaines concessions, parmi lesquelles l’exploitation commune
des hydrocarbures du Sahara avec la France. Le 24 février 1971, l’Algérie a
finalement recouvré la souveraineté totale de son sous-sol, par une nationalisation
soudaine et unilatérale. Elle consolidait ainsi son modèle socialiste (avec
entre autres comme conséquence l’exode rural) et certaines orientations de la
politique économique dirigée (avec en particulier l’orientation des industries
industrialisantes et la révolution agraire) qui ont fini d’annihiler la
compétitivité de l’agriculture algérienne.
Aujourd’hui, la
rente des hydrocarbures est au cœur de l’économie du pays, dont la seule autre
alternative de croissance est constituée par les dépenses publiques
d’investissements et de fonctionnement, elles-mêmes tributaires de la fiscalité
pétrolière.
Un pays au
riche potentiel, source de convoitise
L’économie
algérienne est la plus importante parmi celles des États-membres de l’Union du
Maghreb arabe (UMA), forte d’un PIB de plus de 215 milliards de dollars en
2013 (près de la moitié du PIB de l’UMA). C’est aussi la plus importante démographie
de la région avec 38 millions d’habitants, dont plus de la moitié sont âgés de
moins de trente ans. C’est ainsi un marché attractif et une économie attrayante
avec une main-d’œuvre plutôt qualifiée et bon marché (salaire mensuel minimum
de 200 dollars) et des prix de l’énergie parmi les plus bas au monde. L’Algérie
jouit également d’une position stratégique au carrefour de la Méditerranée et
du Sahara, avec, de surcroît, le plus vaste territoire d’Afrique, du monde
arabe et du Bassin méditerranéen (plus de 2,3 millions de kilomètres carrés).
L’Etat Algérien,
malgré sa soumission au système de valeurs autoritaire, reste un acteur
incontournable de la diplomatie internationale sur la question de la lutte
contre le terrorisme. Il continue aussi à jouer son rôle traditionnel de
médiateur/négociateur pour la résolution des conflits. La diplomatie algérienne
compte à son actif diverses actions diplomatiques de premier ordre à l’image de
son soutien historique à l’ANC dans sa lutte contre le régime de l’apartheid
(notamment aux Nations Unies), de la médiation pour la libération des otages
américains en Iran (1979-1981), de sa participation pour mettre fin à la guerre
entre l’Éthiopie et l’Érythrée – Accord d’Alger (1998-2000) – et de son
implication de toujours pour la stabilité et le développement du Mali. Le pays
compte aussi l’une des armées les mieux équipées et les plus aguerries de la
région. En effet, le Stockholm International Peace Research Institute classe
l’Algérie au premier rang des dépenses militaires en Afrique du Nord en 2012
avec 9,3 milliards de US$, suivi de l’Egypte avec 4,4 milliards de US$, et du
Maroc avec 3,3 milliards de US$.
Alors même que
l’économie algérienne est fortement inscrite dans un paradigme rentier, le
potentiel économique du pays demeure à bien des égards le plus important de
l’UMA. Ainsi, et en tenant compte de ses atouts diplomatiques et militaires,
l’Algérie seule possède le profil de « puissance régionale » de l’UMA, la seule
à pouvoir véritablement stabiliser et concrétiser l’intégration régionale du
Maghreb. Le contrôle de l’Algérie suscite donc bien des intérêts en son
intérieur, tout comme à l’extérieur. Mais une chose est sûre, le pouvoir
autoritaire qui la gouverne ne lâchera pas prise, sauf sous la contrainte.
Pouvoir,
régime, décideurs, dirigeants, système
Différentes
appellations désignent le système de valeurs féodal gouvernant l’Algérie. Mais
quelles que soient ses manifestations, il repose sur l’exercice autoritaire du
pouvoir, la corruption, le clientélisme et le népotisme. En fait, c’est une
pâle reproduction du système de valeurs colonial. Il présente le même mépris
des Algériens, la même idée de l’immaturité supposée du peuple (celui-là même
qui a enfanté une révolution sans pareille), la même conviction des bienfaits
des deux collèges d’Algériens : les maîtres et leurs vassaux d’un côté, et les
indigènes dépourvus de droits de l’autre.
La politique a
ainsi été décrétée domaine réservé d’une poignée de privilégiés, qui ont non
seulement pris possession de l’État et de ses institutions, mais qui en plus
ont dévoyé les symboles de la révolution pour leurs intérêts propres. La gouvernance
de l’Algérie repose ainsi sur des règles informelles qui « régissent » les
relations entre tous ces usurpateurs dans leur entreprise de prédation des
richesses du pays. Cela ne préjuge pas des relations entre citoyens algériens
qui, elles, reposent sur des principes sains. En ce sens, l’autoritarisme
algérien est loin d’égaler la cruauté et la profonde injustice de l’autoritarisme
colonial.
Cinquante ans
après l’indépendance, le système domine toujours la société, il concentre tous
les pouvoirs et ne rend aucun compte de ses agissements. C’est un régime
autoritaire aux semblants démocratiques qui n’a pour unique idéologie que sa
seule survie. On pourrait le qualifier d’autoritarisme prétorien, car il est
dominé par l’armée, dont les tenants ne cherchent qu’à préserver le contrôle
qu’ils ont du pays par tous les moyens.
Le
commandement militaire au cœur du pouvoir autoritaire
En sortant les
troupes et les chars des casernes le 11 janvier 1992, et en les positionnant
dans la capitale et différentes villes du pays, les décideurs de l’armée ont
reconquis le pouvoir, qu’ils partageaient, par moments, du temps du
monopartisme, avec les cadres du Comité central du FLN. Par la même occasion –
et c’était l’objectif principal et premier –, ils ont fermé la parenthèse
démocratique issue des événements d’octobre 1988. Ce rejet, cette négation, de
la démocratie, par l’arrêt du deuxième tour et l’annulation des résultats du
premier tour des élections législatives en janvier 1992, a plongé le pays dans
un cycle infernal de violence de tous bords qui a emporté nombre des meilleurs
Algériennes et Algériens. Jamais l’Algérie n’aura été plus distante de ses
valeurs que durant cette décennie de sang (1990-1999).
Cet épisode de
l’histoire du pays n’est qu’un exemple du dernier recours que représente
l’armée pour assurer la survie du régime. En réalité, c’est la seule véritable
institution du système, son État profond. Cette situation date de la fin de la
guerre d’indépendance, qui a vu les militaires prendre le contrôle au détriment
des civils du GPRA, a l’issue du Congrès de Tripoli. Le fondement de
l’indépendance de l’Algérie est pourtant sans conteste politique, avec l’action
originelle du Mouvement national, porté par l’Étoile nord-africaine, au début
du siècle dernier et ses différentes évolutions jusqu’au FLN.
Le commandement
militaire, dans sa diversité des différents corps de l’armée, des
administrations du ministère de la défense nationale et des services de
sécurité militaires, est le vrai détenteur du pouvoir. À plusieurs moments
critiques pour le régime, des conclaves élargis, à d’autres officiers généraux et
supérieurs, sont venus entériner les décisions du commandement militaire, et
ainsi faire part de la cohésion des rangs de la grande muette. Il existe bien
entendu des rapports de force entre militaires, des luttes de clans qui n’ont
pour objet que le contrôle de l’État profond et de la rente. Tous s’accordent
cependant sur la nécessité de préserver le système. Pour prévenir le
fonctionnement démocratique du pays, le régime est en constante mutation, il
est en train d’élargir sa base de clientèle et d’intégrer des civils dans la
prise de décision collégiale qui le caractérise. Son système de valeurs n’a pas
changé, mais il s’attache de plus en plus à sauvegarder les apparences,
notamment les élections.
Le retour de
l’armée dans les casernes au début des années deux mille a coïncidé avec la
montée en puissance du Département du renseignement et de la sécurité (DRS),
véritable police politique du régime. Le DRS a infiltré l’opposition, muselé
la presse, contrôlé les institutions publiques. Il a perpétué la tradition de
l’ingérence directe de l’armée dans les affaires politiques du pays. Les
échecs répétitifs du DRS ces dernières années dans ses missions, et sa
tentative de dominer le reste de l’armée, ont fini par décider le commandement
militaire à réduire son influence et à l’éclater en différents services aux
tutelles distinctes.
D’une manière
générale, l’influence de l’armée est décroissante, mais toutefois toujours
forte. Le repositionnement des services de renseignement pour limiter leur
activités dans le champ civil, aussi bien politique, économique, médiatique ou
syndical qu’associatif, est irréversible. Désormais, l’intervention de l’armée
dans ces champs ne se fera plus que par voie indirecte, ce qui est en soit une
avancée, certes insuffisante mais de bon augure. Néanmoins, nous ne faisons pas
d’illusion, le DRS continue toujours de s’immiscer dans les affaires politiques
du pays. Tant qu’il continuera à jouer ce rôle de police politique, il fera
plus de mal que de bien au pays. Le rôle d’un service de renseignement est justement
de renseigner et de conseiller l’autorité politique légitime, élue, pour que
celle-ci prenne des décisions en matière de sécurité nationale.
Le changement,
comment et pour quand ?
La baisse du volume des exportations d’hydrocarbures déjà constatée depuis
plusieurs années pourrait, avec des prix stables, déboucher, à court terme, sur
la réduction des revenus de l’État. La mise en production aux États-Unis des
ressources non-conventionnelles de pétrole et la mutation des modèles
énergétiques des pays de l’OCDE vers d’autres sources d’énergie que les
hydrocarbures pourraient même impacter les prix du brut à la baisse au cours
des prochaines années. Combinée à l’augmentation vertigineuse des importations,
la balance commerciale est en baisse en 2013, avec 11 milliards de dollars
d’excédents (contre 21 milliards en 2012 et 27 milliards en 2011). À ce rythme,
elle basculera dans le déficit et consumera, à moyen terme, les réserves de
change, estimées à 195 milliards de dollars en 2013. Dès lors, la contrainte
exogène des années quatre-vingt pourra de nouveau s’exercer sur le pouvoir, le
fragilisant et menaçant de la sorte sa stabilité et celle de l’Algérie avec.
Par conséquent, les scénarios les plus dramatiques peuvent (re)surgir ; de
l’endettement de l’État à la cessation de paiement, déjà connu au début des
années quatre-vingt-dix. La vulnérabilité économique, la misère sociale et
l’instabilité qui en découlent affaibliront, sinon annihileront le régime et le
pays avec. Le changement du système de valeurs est donc inéluctable dans
l’intérêt de tous, dans l’intérêt de l’Algérie. Toutefois, Le régime est
aveuglé par ses longues années de pouvoir, il n’accepte pas de passer la main.
Cet état des choses préfigure d’une malheureuse certitude, celle d’un chaos
quasi certain à moyen terme. Se préparer à adoucir une transition tumultueuse ou
dans le pire des cas à limiter le chaos d’un changement brutal de régime est
une priorité cardinale pour toutes les forces vives de l’Algérie.
Ainsi, la nécessité du changement n’est plus
discutée en Algérie. Tous les acteurs formels et informels de la politique en
conviennent. Ils divergent par contre sur la nature, les orientations et la
vitesse du changement. Pour certains, il suffit de revitaliser l’économie et
faire perpétuer la rente pour s’en sortir. Pour d’autres, il s’agit avant tout
d’une crise politique et la solution sera donc politique ou ne sera pas. Cette
solution tient dans une
véritable démocratie, avec un système de gouvernance porté par des
institutions fortes, redevables, participatives et transparentes.
Certaines
émanations de la société civile font dans la contestation pour demander le
départ du régime, ce qui peut être bien en soit bien, mais certainement insuffisant.
D’autres mouvements, tout en dénonçant le fond de la crise d’une manière « scientifique »,
ont choisi des voies plus constructives en proposant des solutions techniques
et politiques aux nombreux problèmes. C’est le cas de NABNI (Notre Algérie Bâtie
sur de Nouvelles Idées), le think tank participatif et citoyen qui a proposé
sur la place publique une vision de l’Algérie en 2020 en matière de
gouvernance, d’éducation, de santé, d’économie, et de politique sociale et
environnementale, avec un plan de réformes détaillées pour la réaliser. NABNI
a aussi lancé un manifeste pour un État de DROITS, avec une pétition de soutien
au contenu du manifeste, afin de démontrer aux plus récalcitrants l’intérêt que
portent les Algériens à l’avenir de leur pays (voir le site www.nabni.org). NABNI a aussi participé aux
consultations sur la nouvelle constitution, non pas pour soutenir le projet,
qui n’apporte que très peu d’amendements significatifs, mais pour faire des
propositions inédites en matière de sortie de la rente, de transparence et
d’amélioration de la gouvernance publique.
Notre peuple n’a
d’autre choix que de s’affranchir du système de valeurs qui le gouverne et de
revenir vers ses vraies valeurs multimillénaires, notamment de justice, de
souveraineté, d’intégrité, d’ouverture, de tolérance. Fort de ces valeurs
éternelles, il a toujours triomphé des difficultés, en affirmant son identité
et ses origines. L’action des mouvements de la société civile, dans leur
diversité, pour concrétiser le changement est bénéfique, mais elle n’est pas
suffisante. La dynamique politique nécessaire ne peut être portée que par des
mouvements politiques imbus des valeurs algériennes et impliquant notre première
richesse : les jeunes. Ces derniers
doivent s’instituer pour offrir la matière, le vecteur et les acteurs du
changement pour rendre au peuple sa souveraineté confisquée. Ils doivent se
préparer aussi bien à une transition douce qu’à limiter le chaos d’une chute
brutal du régime, que personne ne veut dans la violence. Au final, notre
priorité en tant qu’algériennes et algériens est l’établissement d’une classe
politique jeune, affranchie du système de valeurs qui gouverne le pays et
porteuse des valeurs du peuple algérien multimillénaire. Le changement est
proche et inévitable.